ESTHETIQUE DU ZOMBIE

 

Le tsunami de morts-vivants, ces temps-ci, dans les films, livres ou comics ( le succès de « Walking Dead » de Robert Kirkman en est un troublant exemple ), découle d'une pesante angoisse concernant l'avenir de la tribu humaine dans le boui-boui planétaire. Mixé étroitement au thème éternel de la fin du monde, celui du zombie nous plaque face au mur avant le peloton d'exécution, en nous hurlant délicatement cette question à l'oreille : comment vas-tu te débrouiller pour survivre quand ta civilisation surévaluée de bouseux se casse la gueule alors que même tes morts te traquent ?

Le thème de la danse macabre a surgi après les terrifiantes pestes noires du Moyen-Age, invitant défunts et vivants à baguenauder autour d'une tarentelle. Les morts jouent toujours du charango une fois l'an au Mexique. Ils se retournent dans leur suaire à Madagascar. Ils se posent des couronnes mortuaires sur la tête à la Toussaint, comme s'ils avaient gagné le grand prix sur le circuit fermé du cimetière, au volant de leurs tombereaux hermétiquement clos, de leurs cryptes Ferrari discrètement ornées d'un cheval qui se cabre. Et puis ils sortent prendre l'air pour nous l'empoisonner dans le cinéma de nos terreurs de post-industrialisés. Tous ceux qui ont fondé cette société de fin de banquet sont maintenant grabataires. Il n'y a plus personne capable de piloter les centrales nucléaires, de surfer sur les déchets atomiques, de régler la température du réchauffement climatique. Le bouton est cassé. Alors, dans nos existences télévisuelles, la Mort saisit la télécommande et choisit le programme. Elle invite même ses potes de cimetière à partager notre canapé, on voit bien que ce n'est pas elle qui nettoie.

Bouillon-cube de terreur pur, le zombie combine donc plusieurs peurs en une seule : la crainte du jour d'après le jour où tout s'effondre ; la panique face à l'imprévisible ; la haine de l'Autre, fatalement terrifiant, puisque cannibale, donc dévorateur ; le kidnapping d'un corps profané, par une volonté magique ou à cause d'un virus ; le retour d'êtres aimés sous une forme détestable ; le massacre jouissif des foules défuntes et la culpabilité douteuse d'y avoir pris plaisir...

Et surtout l'isolement. On pourrait d'ailleurs établir un parallèle caustique de tous ces motifs de films Z avec le « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe. Le zombie symboliserait une sorte de Vendredi relaps tiré d'un mythe du « Bon Sauvage » pimenté à l'acide, et le survivant à l'apocalypse, semblable à Robinson, déploierait en gros tous les ressorts du naufragé condamné sur son île déserte, ne devant sa survie qu'à son inventivité : comment acquérir et conserver la nourriture, le feu, l'abri, les armes pour se défendre ou pour tuer ?

Le zombie est aussi proche du golem, en ce sens où tous deux sont manipulés, tous deux sortent de terre pour accomplir la volonté de celui qui les fait revivre, passer de l'inerte au vif. Tous deux sont lents (essayez de faire du jogging avec des muscles putréfiés, vous comprendrez tout de suite le problème), tous deux sont terrifiants, mais un seul bouffe de l'homme. Le Golem est raisonnable sur ce point. Il ne se décompose pas à tout-va non plus. Mais tous les deux luttent contre une tyrannie inique : dans le cas du Golem, la persécution des juifs du Ghetto de Prague ; dans celui du vaudou primordial, la main-mise des maîtres « petits-blancs » sur leurs esclaves noirs. Le zombie est un instrument de libération. Quand la situation, à l'instar du suspens, devient insoutenable, quand une seule équipe joue avec le ballon pendant que les autres broutent le terrain, alors les morts giclent des tombes pour siffler la fin de partie. Et si les zombies reviennent parmi nous actuellement, dans cette atmosphère de panique si savamment orchestrée pour contrôler les masses en sommeil, c'est justement pour labourer le chaos, un chaos sanitaire, un électrochoc néfaste pour nous arracher à nous-mêmes, à ces certitudes douteuses des bonnes affaires à réaliser en période de soldes. Suavité du capitalisme, qui mute, telle une expérience ratée détruisant le laboratoire et s'échappant dans la campagne pour redevenir sauvage et terroriser la population. Toutes les nuits de pleine lune, le libéralisme s'extirpe de sa tombe pour nous emporter vers la mort. Et dans ce corbillard qui roule à tombeau ouvert, nous hurlons de terreur.

Mais nous nous cramponnons toujours aux portières. Le mort-vivant, lui, est dans le cercueil et il nous tend la main en nous promettant moins dix pour cent sur l'achat collectif de suaires. C'est cela l'esthétique du zombie, non la décadence par le stupre ou l'avilissement, mais le néant confortable, à distance, de nos vies programmées. Même Sade s'ennuie. Il connaît déjà la fin du film, le nombre de gens qui seront dévorés à grands renforts de bandes-son saignantes pour que le héros et l'héroïne puissent convoler comme il se doit dans le canon de nos conformismes. Le héros, toujours beau et musculeux, et l'héroïne, toujours bimbotée à l'excès. Le danger les mariera, ils nous feront de beaux rejetons qui adoreront les films de zombies. Parce qu'eux, nous, vous, le sommes déjà. L'illusion des frontières entre vie et mort s'efface doucement. Nous gambadons gaiement, dans le plus pur respect des schémas narratifs fixés par décret à Hollywood, jusqu'à l'abîme le plus proche.

 

Patrick Denieul

in « Délicate Apocalypse »

(à paraître chez qui le voudra)

 

L'oncle h. observe ou invente, quand il ne fait pas les deux à la fois...
Contrat Creative Commons