Tous aux abris !

 

     Il m’est arrivé d’avoir à effectuer des traductions. Depuis le latin d’abord, sous forme de ce qui se nommait version - pourquoi ce type de traduction était-il ainsi nommé alors que dans le sens inverse ça se nommait thème ? je n’ai jusqu’ici jamais cherché à le savoir. Ensuite, depuis d’autres langues. Pour ne pas rester engoncés dans une culture dont nous sommes natifs, un petit exercice de ce genre chaque semaine ou chaque mois a autant d’effet qu’un voyage hors de ses frontières.

     Le voyage garde cependant des avantages. Par exemple, en raison de son coût et de l’éloignement d’avec le quotidien en quoi il consiste pour certains, il fait office d’événement. Or, des événements, nous en avons besoin, non ? ça fait de nous des gens normaux. Pour certains, le substitut au voyage, mais événement tout de même, c’est l’incursion dans un salon consacré à la chose : moins argentés ? moins culottés ? plus pantouflards ? ils préfèrent voyager par procuration.

     Je n’ai pas plus d’accointances avec les ‘écrivains voyageurs’ qu’avec les ‘gens du voyage’ - catégorie administrative à laquelle j’appartiens pourtant. Je crois n’avoir jamais lu Nicolas Bouvier, jusqu’à ce jour d’hui où est venu à moi un de ses livres peuplé d‘un vocabulaire à vous clouer le bec. Harry Martinson, c’est autre chose : au moins écrivit-il de la fiction, tandis que Bouvier a tenté de nous faire croire qu’il relatait la réalité !

     Ce qui me tanne l’esprit, en ce moment, c’est que ces terres, champs, prés, vignes, garrigues que je longe ou traverse sont pour beaucoup la propriété de quelqu’un.

     Et de quelqu’un qui se dit que ça vaut de l’argent. L’annonce d’une modification de document communal d’urbanisme doit faire phosphorer à tout crin dans les chaumières, de nuit comme de jour ! (Quand ça ne se modifie pas, les rêves doivent aller tout aussi bon train !)

     Et de quelqu’un qui a, de ce fait, une place respectable au soleil. Pour ceux qui n’en ont pas encore, en avoir un bout peut d’ailleurs représenter un but. C’est une des valeurs fortes de la société où je vis : posséder, être le maître de quelques chose de soumis. Malgré le progrès des convictions écologistes, la ‘nature’ qui gît en ces terrains reste une valeur secondaire, non ? Et ceux qui se conçoivent appartenant à la terre – je note un nombre croissant de Gaïards et Gaïardes - ne feront pas de si tôt le poids face à ceux à qui appartient la terre. Quant à la notion de ‘bien commun’...

     Je n’ignore toutefois pas qu’une partie de ce pognon que nous traversons à pied, à cheval ou en voiture appartient aux trafiquants professionnels d’argent. Ni que les Etats se sont arrogés la propriété des sous-sols. Quelqu’un a émis l’idée que la Grèce aurait pu gager une de ses îles pour garantir les prêteurs venus faire des profits sur son dos. Mais quoi ? La terre arable, le sous-sol, le droit de ci ou le droit de ça ? Pas claire, sous cet éclairage, la notion de propriété de la terre ! Je sens que, pour garantir l’emprunt que je dois bientôt contracter afin de couvrir les frais de mes obsèques, je vais placer en gage Vega de la Lyre, notre étoile-terminus à tous.

     Et puis il y a ceux qui les exploitent, les terres arables. Qui les appauvrissent ce faisant, commence-t-on à dire aujourd’hui puisque, selon le mode d’emploi délivré depuis une cinquantaine d’années, les cultivateurs ont pour souci de nourrir la plante, non le sol. Ainsi consacreraient-ils temps et sueur à les appauvrir.

     En arrivant au monde, l’homme recevait autrefois un mode d’emploi personnel ET collectif. Que, dans certaines configurations, il était autorisé à contester.

     Est demeuré un mode d’emploi collectif - dont la coercition n’a rien à envier à celle des sociétés très hiérarchisées -, mais pour ce qui est de l’individuel, pffuuiit ! c’est à chacun de se dépatouiller. Vive l’individualisme ! dit-on, du coup. Oui mais ! comment contester quelque chose d’impalpable ? Est-ce ce découplage qui entraîne la grande anomie dans laquelle nous baignons, chacun étant occupé à ’réussir’ sa petite affaire ? (Pourquoi ne pas écrire ‘N’est-ce pas ce découplage etc. ?’ ? L’interro-négative n’entraînerait-elle pas un peu plus le lecteur à penser comme moi ?)

     Il n’en reste pas moins que chacun se sent le siège du monde, non ? Tout ne tourne-t-il pas autour de soi ? Au plus éloigné de notre noyau intime, il y a ‘les gens’.

     A mi-chemin entre soi et les gens : de grandes ou de petites coagulations sociales ? Y appartenir ? et si oui jusqu’à quel point ? Dans quels buts ? Ce qui est nouveau est cette injonction de se déterminer individuellement sur ce type de question au sein-même d’une agrégation généralisée (même si toute symbolique).

     Quand bien même un Africain quittant/fuyant son pays - le ‘voyage’ comporte beaucoup de variantes ! - pour tenter d’entrer clandestinement dans un pays enrichi y est poussé par son environnement, l’acte fait de lui un projectile brutalement individualisé. Un tel bond, c’est à devenir fou, non ? Or j’ai le sentiment que de moins en moins d’humains échappent ou échapperont à une telle situation, sauf à construire d’autres formes de vivre ensemble.

     A cet égard, Q. estime que, une fois cadenassées les vannes du surfinancement des agricultures européennes par les états et leur Europe à la noix, certains agriculteurs/rices pourraient trouver une alternative dans l’‘abriculture’.

- C’est bien sûr un jeu de mots, mais il interroge. Déjà bien des exploitations agricoles ont joué la diversification : mode de production bio, valorisations directes, etc. et, parmi celles-ci, diverses formes d'accueil : gîtes, auberges, fermes pédagogiques, familles d'accueil, etc. Sur ces savoirs-faire, il est urgent de construire de nouvelles formes de vie à la campagne, recréant des hameaux où se mêleront les âges, les professions, etc.

- C’est rêver, non ?

- Oui, sauf à prendre en compte deux phénomènes déjà largement à l’œuvre : l’envie de renouer avec l’espace rural - qui n’a sans doute jamais quitté une partie de la population, mais celle-ci se faisait une raison -, et surtout la crise alimentaire qui se profile.

- à quelle échéance, selon vous ?

- Imaginez l’Iran parvenant à contrôler durablement le Golfe sans qu’aucune riposte raisonnable ne soit possible : ce n’est là qu’une échéance possible parmi diverses autres, mais elle retient de plus en plus mon attention. Connaissez-vous la phrase du Grand Timonier de ce pays ‘Une bombe sur Israël le détruira entièrement alors qu’une riposte ne créera que des dommages au monde musulman’ ? Il est déraisonnable de caler l’échéancier sur l’épuisement de la ressource pétrolière, comme on nous le chante. Pour cause de fin brutale et prochaine du modèle pétrolier de société où nous nous trouvons comme coqs en pâte, nous devons inventer en urgence une autre manière d’occuper le territoire. En tout état de cause, ça ne peut se faire sans tenir compte des agriculteurs, ceux qui y sont encore et ceux qui vont le devenir. Si ça se fait avec eux, ce sera mille fois mieux pour tout le monde. Ce milieu souffre. De nombreuses productions sont en crise, les contrôles de l’administration exaspèrent, les messages de  responsabilisation environnementale voire de stigmatisation exercent aussi une forte pression, etc. Il n’y a pas qu’à France Telecom où le  nombre de suicides s’envole !

- Vous pariez sur une convergence d’intérêts entre des agriculteurs et des personnes s’extrayant de la ville ?

- L’expérience le dira. Mais ne rien expérimenter à cet égard dès à présent serait inconséquent. Il y faudra, d’ailleurs, de très consistantes incitations car sinon le mouvement ne pourrait décoller à temps.

 

L'oncle h. observe ou invente, quand il ne fait pas les deux à la fois...
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